Porte ouverte
Chaque année, le 13 décembre, jour de la sainte Lucie, Mireille sentait monter à ses lèvres le vieux dicton que lui serinait Mémé Louise au temps de son enfance : « A la Sainte-Luce, les jours croissent du saut d’une puce… »
Noël profitait de l’aubaine pour s’inviter au temps de l’Avent avec son cortège d’images d’Epinal et cette question aussi récurrente qu’épineuse : Qui allons-nous bien pouvoir inviter pour le réveillon de Noël ?
Problème d’autant plus ardu à résoudre que Mireille et les siens avaient encore en mémoire les deux éditions précédentes qui n’avaient pas été marquées au sceau de l’Esprit Saint. Entre les échanges familiaux à la sauce aigre-douce et les amis qui en profitent pour s’empiffrer à qui mieux mieux tout en réglant leurs différends conjugaux, ces réveillons n’avaient pas laissé de souvenirs impérissables.
- Cette année, s’était écriée Mireille avec une fermeté qui ne lui était pas coutumière, je sais parfaitement qui inviter et je suis à peu près certaine que tout ira bien. Laissez-moi faire et faites-moi confiance !
Son époux et ses deux garçons avaient bien tenté d’en savoir davantage mais elle avait tenu bon. C’était une surprise et une surprise ça ne se dit pas.
Succédant à une semaine copieusement arrosée, les frimas de l’hiver avaient enfin élu domicile sur leurs terres. Derrière la grande baie du salon ouverte sur la montagne enneigée, les étoiles, avivées par le gel, scintillaient au ciel nocturne.
Pierre alla chercher sur le tas de bûches une souche de pommier gardée à l’exprès et la déposa sur les braises rouges qui l’accueillirent par des crépitements joyeux.
En fin de soirée, un pas lourd fit craquer la neige et résonner le dallage. Presque aussitôt, on frappa à la porte. Mireille abandonna sa cuisine pour aller ouvrir. Une silhouette chancelante s’encadra dans le chambranle en même temps qu’une bouffée d’air glacé faisait vaciller la flamme des bougies.
Lorsque le mystérieux visiteur de la nuit se dévoila en pleine lumière, Pierre et les enfants découvrirent, médusés, un visage bien connu. Celui de Mme Jean, autrement dit La Jeannotte puisque tel était son patronyme local.
C’était une femme hors d’âge qui vivait seule dans une très modeste maison, un peu à l’écart du village. A son sujet, les personnes qui savaient tout – et il y en avait ici comme à peu près partout – évoquaient une autre vie, des revers de fortune, des malheurs survenus… En fait, ils ne savaient rien ou pas grand-chose, la Jeannotte étant la discrétion même. De toute façon, la vie qu’elle menait n’intéressait pas grand monde et qu’elle fut solitaire et souvent démunie m’émouvait guère le commun des mortels.
Pour l’avoir souvent employée au temps des fenaisons ou de l’estive, les Dubois savaient à quoi s’en tenir à son égard. Ce qui expliqua le sourire du père et la lueur malicieuse qui éclaira le regard des enfants. Tous savaient que leur épouse et mère avait décroché là une fameuse idée.
- Asseyez-vous près du feu, Jeannotte et chauffez-vous. Le chemin est long depuis en bas…
- Oh, vous savez j’ai l’habitude !
- Tout de même…
Paul, l’aîné des garçons à qui rien n’échappait, remarqua que celle que certains jeunes du village se plaisaient à appeler « la mendigote » s’était mise en frais pour venir jusqu’à eux. Elle avait domestiqué ses longs cheveux en un sage chignon et revêtu une robe imprimée aux couleurs chatoyantes qu’elle n’avait pas dû porter souvent depuis qu’elle était arrivée dans la vallée.
Au cours de cette soirée, il eut, comme les autres, de nombreuses occasions de constater une fois encore qu’il ne fallait se fier ni aux apparences ni aux jugements hâtifs, fussent-ils ceux du plus grand nombre.
Ayant farfouillé au fond de son cabas, Jeannotte en tira une feuille de papier à lettres roulée en cigare. Lorsque Mireille l’étala sur la table aux yeux de tous, elle ne put retenir un cri d’admiration. En manière de cadeau, Jeannotte avait peint une Vierge à l’enfant, une image simple et émouvante, comme celle d’un « primitif » italien ou d’une étude de Matisse.
- Mais c’est magnifique, Jeannotte ! Comment avez-vous fait cela ?
- Bof ! avec trois fois rien ! Un crayon noir, un peu de mercurochrome, un fond de peinture bleue et un rien d’imagination…
Et lorsque peu après minuit, alors que la soupe à l’oignon fumait dans les assiettes, Jeannotte décida de se lever pour interpréter de manière bouleversante la petite cantate empruntée à Barbara, chacun sut que la grâce avait touché de ses ailes le chalet du partage.
Pour une fois, l’esprit de Noël soufflait sur la vallée paisible.
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