Choisir son monde

J’habite dans un monde fait d’allées bien droites et d’étages très hauts, au sol bétonné et gris. J’ai beaucoup de voisins, de copains et copines. Vous allez me dire, c’est chouette pour une petite fille qui porte une jolie robe rouge, d’avoir de nombreux amis. C’est ce que je croyais moi aussi, avant de me retrouver ici.

Parce que je n’ai pas toujours habité ici, non, non. J’ai eu une autre vie avant de me retrouver dans cet endroit un peu bizarre. J’habitais dans une sorte de maison, toute blanche celle-là. Il y avait des tas de tubes en verre, de machines infernales, de produits liquides ou en poudre de toutes les couleurs. J’aurais bien aimé jouer avec les tubes surtout ceux qui contenaient de la poudre rose et des liquides blancs et violets… Les machines m’intéressaient moins, elles me faisaient même un peu peur depuis que j’ai entendu une de mes amies, crier au secours alors qu’elle était enfermée dans une de ces machines. Quand elle est ressortie, elle avait le bras droit un peu tordu et de la bave verte sur la bouche. La pauvre, elle ne pouvait presque plus parler, pour elle, désormais, impossible de prononcer des mots d’amour. Alors j’ai décidé que ça ne se passerait pas comme ça pour moi, les mots d’amour, ce sont les plus importants, je voulais pouvoir les dire encore.

Je me suis bien appliquée, j’ai été très gentille et j’ai fait tout ce qu’on me demandait mais j’ai réussi à échapper à la surveillance des plus grands, ceux qui nous mettaient dans les machines infernales qui rendent muets.

Un soir, je me suis faufilée jusqu’à la pièce d’à côté et je suis allée rejoindre mes copines aux robes de toutes les couleurs. Je me suis allongée à côté d’elles, je savais qu’elles partaient pour une nouvelle maison. Une maison où les lignes étaient différentes, où elles étaient plus nombreuses aussi et où on pouvait tracer nous-même notre route. Enfin, c’est ce qui se disait.

Le matin je suis partie avec mes copines, on s’est retrouvé dans le noir et on a été très secoué et puis plus rien. Le calme, pas de mouvement, pas de lumière, rien. J’avais un peu peur quand même. Et puis soudain, je me suis sentie soulevée et emportée, j’étais contente, je savais que j’aillais rejoindre l’autre monde. Celui où j’allais pouvoir tracer ma route et dire des mots d’amour. Et je me suis retrouvée ici, dans cet endroit fait d’allées bien droites et d’étages très hauts, au sol bétonné.
Ça fait maintenant plusieurs nuits et plusieurs jours que je suis ici et il ne se passe pas grand-chose, mes camarades ne parlent pas, ils ne bougent presque pas car ils sont enfermés dans des boites.
Heureusement, il y a un copain tout doux et très grand. Il est drôlement fort et c’est lui qui m’a dit que je devais prendre le train pour aller dans le monde des mots d’amour. Alors je lui ai fait un gros bisou, il m’a fait un gros câlin et je suis descendu sur ce circuit de train. Et maintenant, je vais sauter sur les rails et je vais partir au soleil dans une maison très grande où il y aura plein d’enfants avec qui parler et que je pourrais aimer très fort. Et quand je l’aurais trouvé, je reviendrais le chercher pour partager tout cet amour et lui dire les nouveaux mots que je vais apprendre.