Que n'ai-je su le retenir quand il escaladait ces rochers ! Elle ne perd rien pour attendre la Blanchette, incorrigible biquette toujours à la recherche de l'herbe rare. Rémi, en chevrier attentionné, a jugé utile de voler à son secours, apitoyé par ses bêlements de chèvre qui s'étrangle. Je le sais bien, moi, qu'elle ne craignait rien, tant elle est habile, la bougresse, à s'extirper de toute situation périlleuse.
Et le gosse s'est lancé à l'assaut de ce piton qu'il avait déjà gravi des dizaines de fois, sous estimant la présence du gel habituellement rare à l'adret des roches. Quand je l'ai vu trébucher, glisser dans le trou, après que sa tête eut heurté l'arête coupante d'une grosse pierre, instantanément, j'ai eu le sombre pressentiment de l'irréparable. Alors, j'ai couru, couru comme un fou, prévenir les parents de mon petit maitre. Ma condition de chien ne m'a pas permis de prendre les précautions d'usage : mes gémissements étaient explicites, tous s'attendaient déjà au pire... Mathias, le grand frère a pris les devants, m'accompagnant dans ma course folle vers le rocher fatal.
Il précédait de peu la maman dont je ressentais l'inquiétude. A ses cris déchirants, j'ai compris qu'il n'y avait plus rien à faire pour toi, Rémi, mon bon maître. Et maintenant que tu es balloté, sans vie, sur cette satanée charrette que tu aimais tant conduire, guidant Coquet, bon cheval s'il en est, dont j'ai l'impression qu'il est lui aussi imprégné du même chagrin qui nous unit tous, je réalise que ma vie de chien ne sera plus jamais la même.
Il n'y aura plus personne pour jeter au loin le bâton que je faisais semblant de ne pas vouloir t'abandonner. Je n'entendrai plus la mère gronder après nous quand je couvrais ton visage hilare de bises de chien.
Et il y avait ces secrets partagés... Tu taisais mes incartades chez la Philomène, celle dont les poules pondent à profusion des œufs savoureux, excellents pour le bel aspect de mes poils de chien. Tu comprenais qu'il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat. Ce chat de la Joséphine que je poursuivais pour le plaisir de le voir grimper au sommet du tilleul du père Bouyssou. Ah ! On prenait nos précautions avant de nous amuser à ces gamineries. Si les adultes nous avaient surpris, nul doute que le balai aurait vu ses compétences étendues au détriment de mon arrière-train, alors qu'on t'aurait accusé d'être à jamais incapable de dresser un animal, fut-il un corniaud inoffensif de mon genre.
Oubliées toutes ces facéties. Plus jamais, nous ne passerons la journée au pâturage où j'attendais patiemment que tombent quelques miettes de ton casse-croute que nous partagions en compagnons investis d'une mission commune : la surveillance des dix chèvres, richesse essentielle de la maison.
En vieux chien fatigué, je ne te verrai pas devenir adulte et maitre de la maison, avenir tranquille qui t'attendait et dans lequel, je sais que tu aurais été au moins aussi bon que ton père dont les larmes coulant sans retenue sur son visage de montagnard augmentent encore ma détresse.
De quoi seront faits les lendemains sans toi, je ne l'imagine même pas. Mais je suis imprégné d'une profonde certitude, un maitre tel que toi, ça ne s'oublie pas...