Ellen, ma douce, ma tendre amie.
Quand tu liras ces lignes, je serais déjà loin . Nous embarquons demain au point du jour pour une destination lointaine, là où nos pères ont posé leurs rêves pour y bâtir maison, et nous attendre.
Je pars loin de vous et de l’Irlande. Je pars le cœur léger. Vous resterez dans mes pensées. Les quelques années passées ici, pleines de vous, pleines de nous, de nos jeux, pleines de nos rires d'enfants, mais pleines de notre souffrance, aussi, de notre labeur et du malheur d'être né ici, je les garde en moi, comme un regret.
Cette injustice de voir mourir tant de nos proches, tant de nos camarades, de voir partir des gens qu'on aime, je ne la supporte plus.
Maman me manque tant ! J'étais si petit lorsqu'ils sont parti avec papa, nous laissant là, au désespoir de les voir s'éloigner loin du rivage.
En quittant cette terre de landes et de bruyères, si belle sous la lune l'autre nuit quand nous la traversions, ma pensée voguait vers vous qui restez là.
Tout bas, un chant nocturne me disait :
« va mon fils, va. Demain t'ouvre les bras. Tu seras un homme et tu vivras. Ne te retourne pas. Le nouveau monde fait de conquêtes et d'aventures, t'accueillera. »
La bas avec papa, avec Phillip, nous bâtirons un empire. Sur ces terre nouvelles, nous cultiverons des pommes de terre. L'orge et le blé pousseront à profusion. Nous n'aurons plus froid. Nous n'aurons plus faim. Dans de vertes pâtures, les nobles Kerry se nourrirons d' une herbe grasse.
A la maison, maman et Annie fabriquerons beurre et fromage. Elles auront un potager plein de légumes. A notre retour des champs quand les sonnailles retentirons, dans les chemins près des maisons, elles poseront sur la table un plat fumant de cet Irish stew que tu aime tant.
Nos chevaux « Irish Cob » galoperont dans d'immenses plaines. Le soir, quand le couchant rougira l'horizon, à l'appel de leur nom, ils accourront. Dans leur crinières je laisserais couler mes doigts. Leur doux regard m'enveloppant, je penserai longtemps à vous.
Dans mes prières j'implorerai Dieu qu'il vous vienne en aide et vous protège. Je lui dirais de vous donner la force de vous battre et de venir nous retrouver. Je lui dirai aussi combien je vous aime, combien je pense à vous.
Demain, au petit matin, dans ce port de Queenstown, nos bagages à mes pieds, je regarderai une dernière fois, vers le lointain, là bas à l'Est, le soleil se lever. Je ne pleurerai pas. J'agiterai mon bras, comme pour vous saluer. Peut être un jour, nous nous retrouverons, et je garderai pour vous une place en ma demeure comme je garde en mon cœur un rayon de soleil, un coin de ciel bleu de celui de tes yeux.
Ellen, pense à moi de temps en temps. Je t'aime de tout mon cœur d'enfant.
Antony.