Je t’ai aimé, mon petit vélo rouge, fidèle compagnon d’une solitude d’enfant sage, perdu dans un monde d’adultes préoccupés de leurs activités de grands – à l’époque, je parle des années 50, les enfants n’avaient pas le droit à la parole, ils étaient tout juste bons à avoir les mains propres, à garder le silence à table, à saluer respectueusement les grandes personnes accaparées par leurs mondanités, alors que, perdus dans des salons immenses, où, enfoncés dans des fauteuils profonds difficiles d’accès et trop grands pour eux, il ne leur restait que le loisir de regarder avec tendresse les mouches voler le long des fenêtres en admirant leur persévérance à tenter de s’échapper vers la lumière -, toi donc, que les autres enfants regardaient avec mépris, à cause de ton cadre de fille alors que c’était un cadre mixte – je le tiens pour certain, l’ayant personnellement entendu de la bouche de M. Ohrel, marchand de vélo du village - dont je pensais justement, en rêvant aux usagers de l’autobus que je conduisais alors par la pensée, me prenant pour le conducteur de la ligne Bordeaux- Blaye qui par Bourg sur Gironde passait devant le hameau de Camillac où ma grand-mère avait sa propriété, qu’il leur permettrait de monter et descendre confortablement aux arrêts de ce circuit immuable, qui nous emmenait du lourd portail d’entrée de la propriété, flanqué de deux battants couronnés de piques presque républicaines, n’était l’absence de dorure à la feuille, au-dessus de deux tôles massives, qui, cachant la vue de la bâtisse de pierres blanches aux passants forcément indiscrets, nous interdisait la perspective de cette délicieuse petite place couverte, au centre, de marronniers dont on taillait régulièrement les branches, ce qui leur donnait en été la forme carrée de visages coupés en brosse, et, au fond, de noisetiers chargés à l’automne des noisettes les plus grasses et les plus délicatement rondes qu’il m’ait jamais été donné de manger, vers l’extrémité du jardin ; non sans avoir fait le tour de la cour de l’annexe, bâtiment blême et sans âme destiné au premier étage à la villégiature de mes parents, de mes frères et sœurs et de moi-même, et au rez-de-chaussée, aux activités nécessaires à la vie en collectivité que sont le garage – il abritait à l’époque la 203 de mon beau-frère et la 11 CV Citroën de mon oncle –, le chais contenant le matériel de jardinage et la buanderie où l’on faisait bouillir la lessive dans de vastes lessiveuses en acier émaillé au milieu desquelles surgissait, incongrue, une sorte de cheminée permettant à la vapeur – c’est du moins ce que je subodorais - de s’échapper sans que l’eau savonneuse ne débordât ; puis, marqué un arrêt devant la lourde porte verte de la maison principale flanquée d’un lourd marteau de cuivre d’or astiqué avec soin par les domestiques qui se seraient vivement fait rabrouer par ma grand-mère si par malheur, la couche de pâte blanche séchée qui débordait généreusement du pourtour du socle n’avait révélé un entretien pointilleux naturellement soumis aux regards suspicieux des visiteurs étrangers ; enfin, stoppé devant chacun des bancs de pierre en granit marquetés de gris posés dans le demi-cercle du terre-plein devant la cuisine où la grosse Renée, éternel pot à tabac si caractéristique de la féminité girondine, me regardant toujours avec ce mélange de tendresse et de rugosité qui me gardait à distance de ses baisers mouillés, déposait parfois, au milieu d’un après-midi particulièrement lourd, un verre d’eau fraîche accompagné de ces quelques reines-claudes gorgées du soleil de Gironde, qui parfument encore ma mémoire de leurs effluves délicatement sucrées alors que, comme tu le sais, je prenais le service de la ligne bien trop au sérieux pour ne pas rouler jusqu’au terminus qui se situait sur l’autre banc du demi-cercle, en passant par l’allée centrale des marronniers, marquée au milieu, d’un carrefour qui divisait ainsi le petit terrain boisé derrière la cuisine, à la lisière du potager, en un huit parfaitement propice à mes rêves d’enfant indifférent aux mouvements des adultes alentour trop contents de le voir ainsi occupé, et ponctuant, un brin surpris de mon autonomie, ces tournées mystérieuses d’un : « Comme il est sage cet enfant ! »