Elle est d'un bois robuste, lourde d'histoire et d'espoir.
Elle vient d'où, et comment se retrouve t-elle entre mes mains,
Je ne sais pas, je ne sais plus mais elle est là,
Indestructible malgré le temps et les coups,
Usée jusqu'à avoir formé un creux d'un seul côté, du côté où tu coupais, découpais cisaillais la volaille !
Du côté où je continue à couper, découper, cisailler les viandes et rôtis.
Elle vient de toi maman, bien sûr, qu'aurai-je pu choisir d'autre de toi ?
Qu'un objet utile, solide, venant de la terre !
Elle est lourde et peu pratique mais je m'en fous.
Il me suffit de la poser sur mon plan de travail et les odeurs reviennent.
Ce n'est pas mon mélange d'ail et de persil que je sens, ni le rôti que je prépare,
Ce sont d'autres effluves qui remontent de ce morceau de bois et qui me font chavirer le cœur.
Et mon décor confortable se transporte vers un ailleurs, une cuisine, certes grande, mais sommairement équipée ! Et me voila, petite fille de huit ou dix ans, à tes côtés.
Comme j'ai du t'observer à la dérobée pour emmagasiner toutes ces sensations qui m'ont construite tard, bien plus tard.
Et te voilà maman, te voilà aux fourneaux, aiguisant ton couteau de cuisine, coupant un rôti de porc, parce que le bœuf c'était trop cher pour notre bourse !
Ou bien ficelant ce morceau de basses-côtes destiné à un pot au feu qui, en cuisant, dessinera de petits yeux dans un bouillon délicieux.
Te voilà maman, me souriant dans ton tablier sans manches, à fleurs ou à carreaux,
Te voilà coupant d'un geste sec et précis la tête de ce poulet que tu vas vider sous mes yeux dégoutés. Que ne donnerais-je pas pour retrouver ce dégoût-là, à l'instant, face à toi, pour te voler une seconde à l'éternité qui t'a prise à moi.
Cette planche à découper n'en sera jamais une vraiment, c'est en réalité un morceau de bois, un radeau de fortune qui me relie à toi.
Une planche de salut à laquelle je m'accroche pour t'avoir encore près de moi,
Par-delà la vie, par-delà la mort, par-delà le temps qui efface les visages,
Par-delà le vent qui affaiblit les voix, par-delà ce monde qui grouille autour de moi
Et que j'ai fini par ne plus comprendre.
Je veux te rendre ta planche à découper maman, je veux que tu reviennes, que tu aiguises le couteau, dans cette cuisine où tu avais besoin de si peu pour partager l'amour que tu avais à nous donner.
Je veux que tu me fasses encore des bouillons avec des yeux, des os à moelle à sucer pendant des heures,
Je veux manger ton clafoutis aux prunes et tes chaussons aux pommes !
Je te promets maman, maintenant, j'aime tout, j'aime tout...