A grand-peine, je pousse les lourds battants de la porte en chêne et me glisse vers l'extérieur. Le manque de sommeil m'embrouille le cerveau. Toute la nuit, à tourner et retourner dans le lit: je n'en peux plus. Je marche vers les bois.
Je vais un peu tuer le temps au bord de l'eau près de laquelle s'amoncellent les branches coupées. Remettre mes habits en ordre et reconsidérer une dernière fois ma décision. Cette fois, c'est à l'extérieur, au grand jour que je vais réfléchir. La nuit, sous les couvertures, des milliers de choses vous passent par la tête. Et vous vous roulez dans de sordides incertitudes, un coup à gauche, un coup à droite. Mais dès que la lumière du jour pointe, tout cela se transforme en broutilles. N'est-ce pas ? Bien-sûr que oui. Je vais donc réfléchir de nouveau mais à la lumière du jour. Alors seulement je me déciderai. Même si je n'ai pas vraiment l'intention de revenir sur ma décision. Qu'il ne me soit plus donné de repasser entre les battants de cette porte en chêne. Après tout ce qui s'est passé. Tous ces évènements. Je me dirige donc vers l'eau aux branches coupées. Les lacets défaits de mes vieilles chaussures de sport me suivent en s'emmêlant aux herbes.
Pour prendre ma décision, je vais l'attendre. Pour l'heure, il est encore en train de s'élever de derrière le monde. Je pense qu'il lui reste encore une heure. Il doit grimper en se servant de toute la force de ses pieds et de ses mains. Il doit être au courant de ma situation. Le zélé serviteur du métier de naître. Quoi qu'il arrive, chaque matin, il vient et grimpe par dessus les collines, là-bas.
Dans ce monde né de l'incertitude, il est le seul être décidé. Et lorsqu'il parvient aux collines d'en face, comme un enfant victorieux, il ouvre grand les bras et mord les rochers à belles dents.
La plupart du temps, personne ne s'en aperçoit, sauf bien-sûr ceux qui l'ont attendu toute la nuit. Alors, mêmes les choses les plus noires, les plus désespérantes perdent de leur importance et finissent par fondre. Le soleil banalise. Oui, c'est cela, avant tout, le soleil banalise tout ce qui se trouve sous lui. Les noeuds gordiens dans lesquels l'humanité s'enlise, il les défait avec une technique toute personnelle. Les hésitations infranchissables, les étrangetés sans importance, les bizarreries sans intérêt, tout cela change. Le feu consumant les âmes qui, pour une raison ou une autre, ont été mises à mal et abîmées se réduit en cendres. Ahhh, le grand soleil, ce bon Samaritain qui de lui-même, sans rien demander en échange, se charge de panser les plaies, allonge en un faisceau lumineux ses mains vers votre visage. Et n'est-ce pas vrai également, que les étoiles qui tremblotent là-haut en l'attendant, ont, elles aussi, besoin de lui ?
Mais ce matin, il semble être dans des dispositions inhabituelles. Pourquoi d'ailleurs ? On dirait que rien ne subsiste de sa décision habituelle. Sa lumière à peine perceptible ressemble à un voyageur égaré qui serait arrivé sur Terre par erreur. Hésitant, indécis, avec des yeux clos de souris.... de plus, il est en retard.
J'arrive auprès de l'arbre creux.
Je contemple les poutres trempées par la rosée et assises entre les herbes fraîches. Par dessus les collines d'en face, le ventre du ciel a grossi, et légèrement blanchi.
Mais aucun signe de lui n'est encore parvenu jusqu'à ces maisons de villages suspendues aux pentes des montagnes, comme des fruits sur les arbres, à des milliers de mètres des sommets. Non, elles dorment encore, profondément immobiles. Peu, importe, je ne suis pas pressé. Mais si jamais quelqu'un s'éveillait et me voy..... - Si, je suis pressé !
Je me ressaisis et me redresse !
Je m'arrête devant le prunelier sauvage envahi de citrouilles grimptantes.
L'air frais de Novembre, profitant d'un vent léger, prend l'assaut de mes poumons. Mon nez et mon coeur se sont emballés et ma conscience est légèrement confuse. Je sors mon téléphone de mon sac et j'ouvre le haut-parleur. Je murmure un « Bismillah » et j'appuye sur les touches qui composent le numéro en me concentrant sur le plaisir que cela me donne: “22..621”
Le son des touches avec ces intervalles si spéciales entre les chiffres, s'insinue en moi comme du sel sur une blessure. Mes poils se hérissent. J'éteins l'appareil et le range. J'allume une cigarette pour qu'elle apporte sa « contribution à la situation ». Une petite partie de la cigarette entre et sort de mon nez divisée en deux longues ficelles. Je rallume le haut-parleur. Puis je change d'avis.
Puis je renonce à renoncer et rallume encore le haut-parleur. Je recompose le numéro en appuyant cette fois plus longuement sur les touches. Mais cela ne marche pas.
Je tire plusieurs profondes bouffées de ma cigarette. Non, cela ne marche vraiment pas.
Je range le téléphone dans mon sac, sors l'iPod. Je mets les écouteurs. J'appuie sur la touche play puis la touche « repète enboucle » et range l'appareil. C'est plus facile comme ça. L'iPod me facilitait la tache et le son me parvenait plus clairement.
Après la « musique » le petit son du combiné décroché par Miyase et sa voix qui répond, tout cela a commencé à tourner en même temps. « 22..621... allllooo »..... « 22..621... allllooo » « 22..621... allllooo ».
Je sens mes poils se hérisser dans mon anorak et un courant électrique froid me traverse le corps.
Je reprends une bouffée de ma cigarette et bouge doucement. Avec le mouvement, la question, toujours la même, refait surface en moi. Enfant du diable ! Mon cerveau s'était faisandée avec cette question. D'où venait, mais d'où venait, d'où donc venait cette étrange habitude que j'ai prise ? Comme un éternuement. Peu importe. Peu importe. Quand pour la première fois m'étais-je posée cette question qui n'en était pas une et comment me l'étais-je posé ? Je ne me souviens pas.
Cela fait maintenant des années que je ne parviens à m'en extraire. En me laissant une ou deux fois absorber par elle, j'avais franchi un seuil étrange. Il n'y avait plus rien à faire. Et savez-vous ce quo était le plus terrible dans cette question- son inexistence ! C'était juste une nausée qui s'élevait des profondeurs de mon âme jusqu'à mes dents. « Où suis-je maintenant, qui suis-je maintenant et que fais-je à ce moment précis ? »
Je suis resté sur place un moment, puisse le fait de ne pas me souvenir de qui je suis ne m'être ni favorable ni défavorable. Je suis resté sur place, le son des touches du numéro vrillé à mes oreilles, je suppose que je suis en train d'aspirer de profondes bouffées de ma cigarette.