Le mystère du fort

Je connaissais le fort dans ses moindres recoins. Mon grand-père, militaire de carrière, m’avait souvent amené arpenter les chemins de rondes. Il y avait fait une partie de sa carrière, avant que les vieux bâtiments ne soient rendus à l’état sauvage, c’était bien avant ma naissance, et le fort était à présent à moitié en ruine. L’accès en était interdit depuis plus de dix ans, c’est pourquoi Il m’avait fait promettre de ne parler à personne de nos escapades, et moi, j’avais juré qu’à jamais notre secret serait bien gardé.

Lorsque nous partions pour la journée, nous étions censés aller à la pêche, nous revenions toujours bredouilles, tout du moins de poissons, car pour ce qui était des sensations fortes, j’en avais mon comptant grâce au talent de conteur de mon aïeul qui n’était pas avare d’histoires mettant en scène le vieux fort.

Mon grand-père décédé, j’estimai alors que notre contrat était caduc. J’avais quinze ans et l’âge de toutes les audaces, y compris celui d’impressionner les filles qui provoquaient en moi mes premiers émois.

Ce jour-là nous étions cinq, Paulo et Maxou avaient dû payer un franc pour la visite guidée. Pour les filles, Élodie et Lucile, ma préférée, c’était gratuit.
J’avais amené quelques bougies et c’est à la lueur de celles-ci que nous progressions dans ce labyrinthe de couloirs et pièces toutes plus lugubres les unes que les autres. Mes deux copains fermaient la marche. Lucile se serrait contre moi, c’était une sensation très agréable et j’espérai que lorsque je l’entrainerai dans un recoin pour tenter de l’embrasser, elle ne refusa pas mon baiser.

Au détour d’un couloir ; nous étions au second niveau du fort ; j’aperçus au bas d’un escalier une porte entrouverte. Je fus surpris car mon grand –père m’avait expliqué que la porte était condamnée, elle donnait sur une terrasse rocheuse surplombant le vide et des chutes de pierres en avaient bloqué l’ouverture.
Lucile se serrait toujours contre moi, un peu effrayée. J’avais envie de l’impressionner et ma curiosité s’était aiguisée. J’entraînai mes amis dans l’escalier.

Lorsque je poussai la porte, nous fûmes éblouis par la lumière du jour. La terrasse était plus grande que je ne l’avais imaginée, elle était recouverte d’herbe et il n’y avait aucune trace d’éboulis. J’avançai de quelques pas, c’est alors que je le vis.
Il était grand, très mince, cheveux longs et barbe blanches. Il portait une sorte de toge de même couleur. Il était de dos, le regard perdu vers l’horizon.
Lucile poussa un petit cri de surprise, faisant sursauter l’étrange personnage. Il se retourna, un sourire édenté apparu sur son visage ridé. La stupéfaction nous cloua sur place dans un silence glacial, qu’il brisa d’une voix chevrotante :

c’est ainsi, on prend congé de soi-même avant les autres, pour atténuer le coup fatal

Puis il plongea dans le vide et s’évapora dans les airs.